Le surgraissage

Dérivé du terme anglais « superfatting », le surgraissage fait référence au surplus de matière grasse non saponifiée qu’il restera dans le savon une fois la réaction terminée.

Cette pratique vise deux objectifs:

1. Diminuer le pouvoir détergent du savon autrement dit, le rendre moins « performant » et donc plus doux pour la peau car par nature, il est asséchant. De par ses propriétés, il va lors de la toilette dissoudre la graisse constituant le film hydrolipidique qui recouvre la peau et l’entraîner dans l’eau avec les impuretés qu’elle contient. Ce film protecteur de surface lui permettant de maintenir son hydratation et la protégeant des agressions extérieures risque d’en être fragilisé. La présence de molécules de corps gras non saponifiées ainsi que la glycérine naturellement formée lors du processus permet d’en limiter le dessèchement et en facilitera sa reconstitution.

2. S’assurer que le produit fini ne contienne plus la moindre trace d’alcali…

Cela mérite que l’on s’y attarde un peu…

Pour rappel, la saponification est une réaction lente et complète qui se produit jusqu’à épuisement total de l’un ou l’autre des constituants présents et chaque corps gras a une composition spécifique en acides gras…

C’est ici qu’entre en jeu le fameux indice de saponification découvert par le chimiste français Michel-Eugène Chevreul lors de ses travaux sur les corps gras d’origine animale. Egalement appelé indice ou valeur SAP, il exprime en milligrammes la masse d’hydroxyde de potassium (KOH) nécessaire pour neutraliser les acides gras libres et saponifier les acides gras estérifiés contenus dans un gramme de matière grasse. Chaque corps gras aura donc le sien et sera donc différent. En clair, la quantité d’alcali nécessaire pour saponifier 1000 g d’huile d’olive ne sera pas la même que pour saponifier 1000 g d’huile de coco. De plus, même si le profil en acides gras est caractéristique de chaque type de corps gras, les quantités réelles peuvent quelque peu fluctuer en fonction de la variété, de la provenance, de la composition du sol, des conditions météorologiques ainsi que de sa méthode d’extraction. La quantité d’alcali nécessaire pour saponifier complètement un même corps gras sera donc différente d’un lot à l’autre…

L’huile d’olive, par exemple, pourrait avoir un indice de saponification se situant entre 184 et 196 mg de KOH/g, soit après conversion pour le NaOH en divisant la valeur minimale et maximale par 1,4025 (valeur liée à la différence de poids moléculaire des deux alcalis), entre 131,20 et 139,75 mg/g. Ce qui signifie que pour en saponifier complètement 1000 g, nous aurons besoin d’une quantité oscillant entre 131,20 et 139,75 g de soude caustique pour un indice de pureté de 100% et à moins que vous ne soyez un as de la chimie capable de le déterminer avec exactitude, il faudra composer avec les ressources disponibles à savoir des valeurs moyennes de saponification qui, se situant dans une certaine fourchette, peuvent sensiblement différer d’une source à l’autre. Si elles ont pour but de simplifier les calculs, elles comportent également une certaine marge d’erreur. Si l’indice de saponification réel est supérieur à celui utilisé pour le calcul, la quantité de soude caustique sera insuffisante pour saponifier l’ensemble des corps gras et un petit surplus de matière grasse restera dans le savon fini. Par contre, si l’indice de saponification devait être inférieur, il y aura indubitablement un excès plus ou moins important de soude caustique résiduelle.

Pour éviter toute trace de molécules d’alcali orphelines, Tina Howard, pionnière américaine de la saponification artisanale du site « MMS The Sage » suggéra d’appliquer un surgraissage minimum sécuritaire de 5%.

Largement relayée par la communauté savonnesque de l’époque, cette « balise » définie par défaut sur de nombreux calculateurs anglo-saxons a donc pour but premier d’éviter toute trace résiduelle d’alcali « SANS » la moindre promesse de vérité quant au surgraissage réel du savon obtenu… Si l’on refait les calculs en se basant sur la fourchette de valeur de saponification référencée pour l’huile d’olive et les 128,70 g de soude caustique donnée pour un surgraissage de 5% sur SoapCalc, il pourrait en réalité être compris entre 1,91 et 7,91%. Si l’on fait de même via Mendrulandia qui lui préconise 130,1 g de soude caustique pour le même surgraissage, on obtiendrait une valeur comprise entre 0,88 et 6,91%, justifiée à la baisse par le calcul de l’alcali au départ d’un indice de saponification plus élevé que celui de SoapCalc. Et mieux encore, les 128,70 g de soude caustique pour le surgraissage de 5% de SoapCalc correspondent à 6% sur Mendrulandia…

Vous aurez compris qu’il est impossible d’établir des certitudes en ne s’en référant qu’à des valeurs hypothétiques. Il faudra donc en tenir compte et composer avec.

En saponification à froid, deux méthodes d’obtention d’un savon surgras sont toujours décrites. La première appelée réduction de soude ou « lye discount » en anglais, consiste à déduire un certain pourcentage de soude caustique sur l’ensemble des corps gras de la formulation. La deuxième, le surgraissage à la trace, repose sur l’ajout d’huiles dites « précieuses » avant de mouler le savon, tout droit dérivée de l’intime conviction datant de la fin du siècle dernier qu’au moment de la trace, « le processus de saponification est terminé à environ 90% » (archives web: Walton Feed, Inc). Cette deuxième pratique présuppose que ne participant pratiquement pas à la réaction de saponification, cette huile précieuse se retrouvera intacte et composera ainsi le surgraisage bienfaisant du savon obtenu.

Mythe et réalité… Sachant que la saponification est une réaction lente, que l’ajout de solution de soude caustique permet aux premières molécules de savon de se former et qu’elle sera très loin d’être complète au moment de la trace puisqu’en fonction du type de corps gras et d’autres paramètres, elle pourrait durer jusqu’à 48 voire 72h, il est vraiment difficile d’y croire. On estime d’ailleurs que seul un petit pourcentage d’acides gras seront saponifiés au moment du moulage de la pâte à savon et je doute aussi que les molécules de soude caustique aient des capteurs intelligents capables de différencier ces huiles précieuses rajoutées à la trace des autres…

Pour vous éclairer sur ce sujet ô combien toujours aussi controversé et épineux, je vous invite à lire le compte-rendu des expériences menées par le Dr Kevin M. Dunn avec ses élèves parues en 2007 dans The Journal of the Handcrafted Soapmakers Guild: « Superfatting and the Lye Discount » (ébauche du chapitre 20 qui lui est consacré dans le livre « Scientific Soapmaking », pages 287-292) et pour ceux qui ne maîtrise pas la langue de Shakespeare, sa traduction, « Surgraissage et réduction de soude » qui démontre de manière explicite que « La composition de l’huile non saponifiée du savon fini ne dépend pas de l’ordre dans lequel les huiles sont ajoutées. Le composant huileux qui réagit le plus lentement avec la soude caustique sera plus concentré dans l’huile non saponifiée que dans le mélange d’huiles d’origine ».

Cet article d’une grande clarté rappelle avant tout que la saponification est une réaction chimique où rien n’arrive par pur hasard. Si l’on ne peut pas déterminer avec exactitude sans analyse de laboratoire ce qui constituera le surgras d’un savon, on peut néanmoins présager du type d’acides gras (les fameux composants huileux auxquels Kevin M. Dunn fait référence) susceptibles de le constituer puisque de par la complexité de leur structure chimique, ils réagiront plus ou moins vite avec la soude caustique. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on est bien loin du jeu de loterie souvent évoqué probablement motivé par la perception de tout corps gras comme une entité unique et indissociable alors que ce sont des assemblages moléculaires où les principaux acteurs sont les acides gras. Grands oubliés, ce sont pourtant eux qui mènent la danse et si vous voulez comprendre pourquoi certains ont un carnet de bal bien rempli et d’autres pas, il suffit de cliquer ici pour en apprendre davantage.

J’ajouterai que si les deux procédés visent le même objectif final, mathématiquement parlant et par pure théorie puisque l’on ne connait pas l’indice de saponification exact des différents corps gras, on en est loin aussi. Prenons pour référence un batch composé de 350 g d’huile d’olive et de 150 g d’huile de coco auquel au moment de la trace, on ajoute 50 g de beurre de karité pour un surgraissage additionnel de 10% du poids total des corps gras, en effectuant le calcul de la soude caustique au départ d’un surgraissage de 0%…

Et on le compare, à celui que l’on obtiendrait en introduisant les 50 g de beurre de karité dans la formulation de base en appliquant une réduction de soude de 10%…

Alors, non seulement, le beurre de karité ne représente plus que 9,09% de la formulation globale mais de plus, la quantité de soude caustique requise est inférieure avec ce mode de calcul et au final, même si ça n’est jamais que théorique, le surgraissage ne sera plus que de 7,85% et non pas de 10%…

Inutile d’épiloguer plus longtemps tant son imprécision ne fait aucun doute et si malgré ces quelques longues considérations, vous optez encore et toujours pour un surgraissage à la trace, gardez à l’esprit que personne n’est à l’abri d’oubli et qu’avec une formulation dont le surgraissage initial est inférieur à 5%, le savon risque d’être caustique. De plus, il n’y a aucune garantie que l’incorporation du corps gras au moment de la trace puisse être homogène. A l’origine d’une saponification inégale, certaines barres de savon pourraient être en excès d’alcali et d’autres plus surgraissées qu’elles ne le devraient. Cette éventualité mérite aussi qu’on la prenne un tant soit peu en compte au vu du risque potentiel et non négligeable encouru.

On en arrive à la question à un million d’euros: quel surgraissage appliquer?…

Largement assujettie à la culture savonnesque, au choix du calculateur et ici aussi à de nombreux mythes et légendes, la variabilité des plages recommandées a de quoi donner le tournis lorsque l’on débute en saponification. Si indéniablement, le surgraissage peut contribuer à la douceur du savon, encore faut-il pouvoir le déterminer de manière raisonnée. Sans jeter le moindre discrédit, un calculateur ne pourra jamais prédire avec précision les caractéristiques de douceur et de détergence d’un savon sur base d’un taux de surgraissage théorique appliqué même si le mode d’appréciation utilisé n’est pas entièrement dénué de sens puisqu’il prend en compte la structure et les propriétés des différents acides gras.

Ce qui nous ramène encore et toujours aux molécules fondatrices du savon… En tenant compte de la possible répartition globale en acides gras de la formulation fournie par le calculateur et la marge d’erreur potentielle liée à l’incertitude des indices de saponification des différents corps gras, le surgraissage théorique généralement conseillé pour un savon destiné à l’hygiène personnelle varie entre 5 et 8%.

Exception faite pour les formulations à haute teneur en huile de coco où il est largement revu à la hausse pour compenser l’effet asséchant et décapant des sels de savon hautement solubles issus des acides laurique et myristique dont elle est majoritairement composée, le surgraissage à outrance d’une formulation équilibrée et bien pensée n’a pas lieu d’être car il risque de rendre le savon moins moussant, collant, poisseux, difficile à rincer, trop mou, moins durable ou encore plus sensible au rancissement d’autant plus aggravé par la présence d’acides gras polyinsaturés hors des plages suggérées comme en témoigne une formulation tirée d’un livre de saponification à laquelle on applique la devise consacrée relayée par bon nombre d’utilisateurs/trices de Mendrulandia: « la douceur doit être supérieur au pouvoir lavant » que le calculateur juge correcte de prime abord…

Surgraissage réel compris entre 6,7 et 13% pour un taux appliqué de 9%

Mais si l’on considère la supposée répartition globale en acides gras de la formulation malgré un indice d’iode acceptable, on découvre que le pourcentage d’acides gras polyinsaturés susceptibles de constituer ce qui aura été épargné par la réaction de saponification dépasse largement la norme maximale des 15%. Ce qui en démontre clairement les limites et ne vous y méprenez pas aucun calculateur n’y échappe. Qu’ils soient d’une aide précieuse et nous évitent d’avoir à sortir nos calculettes est un compte, pour le reste, rien n’est moins sûr…

En résumé, le surgraissage n’est pas le facteur déterminant de la douceur d’un savon. Même poussé à 50%, un 100% coco ne sera pas mieux toléré qu’un 100% olive à peine surgraissé à 5%. Ce n’est jamais qu’une histoire d’acides gras et ce peu importe le calculateur de référence. Au risque de me répéter, apprenez à viser l’essentiel car ce sont eux qui confèrent les principales caractéristiques au savon « and nothing else », sans en oublier que sa fonction première comme tout autre tensioactif est celle d’émulsionner les graisses.

Alors, peut-on vraiment prendre en considération les quelques milligrammes de composants huileux abandonnés sur toute la surface corporelle lors de la toilette comme facteur d’hydratation?… DeeAnna Weed du site « Classic Bells » dans son article « Superfat » y consacre quelques lignes et la réponse est sans appel, bien sûr que non.

Pour en terminer avec le surgraissage en saponification à froid, une petite vidéo qui illustre combien la culture savonnesque des anglo-saxons diffère de celle des francophones…

Et en saponification à chaud?… Au risque de me faire lapider, voici quelques considérations basées sur la chimie des différents intervenants qui remet en question la notion de surgraissage additionnel…

Comme nous l’avons vu, le calcul de la soude caustique repose sur des indices de saponification situés dans une certaine fourchette. Pour garantir à l’huile précieuse de surgraissage de demeurer intacte apportant ainsi ses effets bienfaisants au savon obtenu, il faudrait appliquer au préalable une réduction de soude minimale de 2 à 4% en fonction de la formulation et du calculateur utilisé.

Sauf que, en saponification, les propriétés cosmétiques d’un corps gras n’ont pas lieu d’être puisque le savon est un produit rincé. Le temps de contact avec la peau est bien trop court que pour en retirer un bénéfice substantiel et pour rappel, un savon, çà lave. De plus, ce corps gras n’est pas une entité unique et indissociable mais bien un mélange caractéristique de triglycérides d’acides gras qui se retrouveront pêle-mêle dans la pâte à savon. Tout comme pour le surgraissage à la trace en saponification à froid, quelle est la garantie qu’ils aient été répartis de manière homogène? Et enfin, en prenant en compte la réaction d’hydrolyse qui va s’opérer inévitablement plus ou moins vite par la simple présence d’eau (cfr: « La chimie du savon ») libérant ainsi les acides gras rendant le savon plus sensible à l’oxydation si des polyinsaturés majoritaires se surajoutent à ceux ayant survécu à la saponification, toute notion d’huile dite « précieuse » perd encore plus en légitimité…

Je pense vous avoir assez bassiné les oreilles avec ces détails pourtant bien utiles qui dévoilent combien il est difficile d’en estimer la juste valeur et pointent tous vers la non-utilité du surgraissage additionnel tant à froid qu’à chaud. Chacun est néanmoins libre de ses choix et de se compliquer la tâche s’il le désire mais comme le dit si bien l’adage: « un homme averti en vaut deux »…

Comme toujours, je reste disponible pour toute interrogation en suspens… Bullez bien… Soyez prudents et prenez soin de vous…

Bibliographie:

Kevin M. Dunn, « Scientific Soapmaking », Clavicule Press, 2010

Calcul de la surface corporelle: https://www.gastro.medline.ch/Services_et_outils/Conversions_et_calculs/Calcul_de_la_surface_corporelle_SC_Body_Surface_Area_BSA.php

Comment le savon lave-t-il ?: https://www.futura-sciences.com/sciences/questions-reponses/chimie-savon-lave-t-il-6335/#

DeeAnna Weed: Superfat: https://classicbells.com/soap/superfat.asp

Estérification , hydrolyse et réaction de saponification (hydrolyse basique) : https://chimiephysiquescience.wordpress.com/2021/03/21/esterification-hydrolyse-et-reaction-de-saponification/

Physical and Chemical Characteristics of Oils, Fats, and Waxes, David Firestone (ed.), 1999: https://edisciplinas.usp.br/pluginfile.php/5516437/course/section/6014434/Firestone%2C%20David-Physical%20and%20Chemical%20Characteristics%20of%20Oils%2C%20Fats%2C%20and%20Waxes%20%283rd%20Edition%29-AOCS%20Press%20%282013%29.pdf

Archives web:

Kathy Miller: Design « your soap » recipe: https://web.archive.org/web/20090123151046/http://millersoap.com/soapdesign.html

SoapCalc: https://web.archive.org/web/20090205015650/http://soapcalc.com/default.asp

Walton Feed, Inc: Soap Making – General Instructions: https://web.archive.org/web/20041016081825/http:/waltonfeed.com/old/soap/soap.html

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