Aussi surprenante puisse-t-elle être, la phase de gel est un phénomème couramment rencontré lors du processus de saponification. Au fur et à mesure de l’avancée de la réaction, la structure va se modifier et prendre un aspect translucide, gélatineux, plus sombre. Elle débute en son centre et peut s’étendre progressivement à l’ensemble du savon. L’un de ses avantages est qu’elle en accélère le processus, c’est d’ailleurs ce qui se passe en saponification à chaud et vous permettra donc de démouler vos savons plus tôt…
Mais est-elle toujours nécessaire ou encore souhaitable? Quels en sont les bénéfices, les limites et les inconvénients?…
Avant de répondre aux multiples questions que l’on peut se poser, un petit retour sur la réaction de saponification s’impose… Vous n’êtes pas sans savoir qu’elle est exothermique c’est-à-dire qu’elle libère de la chaleur, ce qui a pour conséquence une augmentation de la température de l’environnement immédiat. Au cours du processus, la production de chaleur s’intensifie et l’énergie produite s’accumule progressivement. Lorsque la déperdition devient insuffisante que pour en compenser la production, elle est réabsorbée et se transforme alors en réaction endothermique. Voilà ce qui donne lieu à notre fameuse phase de gel.
On comprend aisément pourquoi il est recommandé de bien les garder au chaud… Sauf que parfois, il y en a une, parfois pas ou pire encore, histoire de nuire à l’esthétique de votre savon, vous vous retrouvez face à une phase de gel partiel qui n’est certes pas bien grave mais ô combien décevante et dont l’explication saute aux yeux… Au fur et à mesure de l’avancement de la saponification, la soude caustique et les acides gras libres s’épuisent, ce qui a pour conséquence une libération de chaleur de moins en moins importante. A un moment donné, elle sera insuffisante pour en compenser les pertes et conduira donc au refroidissement plus ou moins prématuré du savon.
La température et son maintien apparaît déjà comme un facteur clef mais pas que, sinon ça ne serait bien évidemment pas drôle. Le deuxième et non des moindres concerne la concentration de la lessive de soude. Lors de ses travaux et recherches, le Dr Kevin M. Dunn (auteur du livre « Scientific Soapmaking » et de nombreux articles sur la saponification) a mis en évidence qu’elle y participait activement.
Suite à une expérience menée sur un mélange standard de corps gras composé de 39% d’huile d’olive, 28% d’huile de coco, 28% d’huile de palme et 5% d’huile de ricin auquel a été ajouté une lessive de soude à température ambiante à une concentration de 50%, 33,33% ou 25% amenant le mélange à une température de départ de 40°C (104°F), 60°C (140°F) et 70°C (158°F), il ressort d’une part que la diminution de la concentration de la lessive de soude abaisse la température de passage en phase de gel (représentée par la ligne noire sur les graphiques ci-après) et d’autre part que son obtention est conditionnée par la température de départ du mélange.



Un troisième acteur entre en jeu et il s’agit bien sûr de la composition en acides gras de la formulation qui aura une influence sur la température maximale atteinte lors du processus. Les acides gras saturés saponifiant plus vite que les insaturés justifiera une production de chaleur plus intense mais limitée dans le temps. En résumé: plus vite, plus fort mais moins longtemps…


Pour terminer, il faudra également prendre en compte tout additif catalyseur qui pourrait accélérer le processus et en augmenter la température maximale à savoir le sucre sous toutes ses formes (bière, vin, miel, jus et purée de fruits ou de légumes, laits tant d’origine végétale qu’animale), certaines fragrances, huiles essentielles, colorants et probablement bien d’autres encore, sans oublier la taille du moule que vous utiliserez et la température ambiante.
Vous savez déjà qu’un savon passé par la phase de gel sera plus rapidement démoulable, un petit plus pour les impatients mais contrairement à ce qui est souvent dit, la cure n’en est pas nécessairement réduite puisqu’elle ne fait qu’accélérer le processus. Si vous en avez déjà fait l’expérience, vous aurez probablement remarqué que le savon semble plus translucide et brillant qu’un congénère non gélifié. Autre avantage, les couleurs seront plus vives, plus profondes, ce qui est particulièrement intéressant lors de l’emploi de colorants naturels du type argiles et plantes.

La bonne nouvelle, c’est qu’elle n’est pas nécessaire au bon déroulement de la saponification et n’a pas d’influence sur les caractéristiques et propriétés du savon obtenu. Par contre, et c’est là que le sujet fâche, la phase de gel conduirait selon certain à un savon de « meilleure qualité » de par l’organisation d’une structure cristalline plus ordonnée qui en améliorerait la tenue à l’usage… Faut avouer qu’il y a de quoi y perdre son latin d’autant plus que cette affirmation n’est pas corroborée par le Dr Kevin M. Dunn et je le cite: « Un savon gélifié n’est ni meilleur ni pire que le savon non gélifié mais il est subtilement différent dans ses propriétés d’absorption d’eau »…
En image, le résultat d’une première série de test de trempage de savons réalisés suivant la même formulation à une concentration de 33,33%, la seule variable en est la température de travail et ce, en continu pendant 18 heures… On peut effectivement dire que les deux savons de droite passés par la phase de gel tiennent mieux le choc et gonflent moins que les trois autres mais qui est assez fou que pour laisser son savon dans l’eau aussi longtemps?…

Et si l’on ne modifie que la concentration de la lessive de soude (de gauche à droite 50, 41,65, 33,33, 29,17 et 25%) à une température de départ de 65°C (158°F), voilà ce que cela donne ici aussi après 18 heures de trempage…

Il n’en demeure pas moins qu’il subsiste une inconnue à cette série de test dont il n’est fait mention nulle part… Les savons avaient-ils bénéficié d’un temps de cure préalable ou pas?
Toujours est-il que pour favoriser une phase de gel complète, il vous faudra…
1. Augmentez la température des corps gras et de la lessive de soude en n’oubliant pas de prendre en compte la composition en acides gras de la formulation puisque cela aura aussi des répercussions sur la rapidité d’obtention de la trace.
2. Ajoutez des catalyseurs qui génèreront une production de chaleur plus importante lors du processus de saponification mais attention au risque de surchauffe.
3. Diminuez la concentration de la lessive de soude en tenant compte ici aussi de la composition en acides gras de la formulation.
4. Utilisez un grand moule qui de par sa surface a plus de mal à évacuer la chaleur.
5. Privilégiez une pièce chaude puisque la température ambiante y contribue également.
6. Isolez le moule pour éviter que la chaleur ne s’échappe en l’enveloppant dans une couverture ou une serviette de bain ou mettez-le dans un sac ou une boîte isotherme.
7. Appliquez une source de chaleur supplémentaire en mettant le moule sur un coussin chauffant pendant 20 à 30 minutes à basse ou moyenne température.
8. Ou encore passez-le au four en utilisant la technique du « In The Mold Hot Process » (ITMHP) – « Cold Process/Oven Process » (CPOP) ou tout simplement « SaFour » en français.
Le grand défi… Réunir les conditions idéales pour que cela se déroule sans source de désagréments car une surchauffe peut conduire à des rivières de glycérine, des fissures voire même à un spectaculaire effet volcan où la pâte à savon va jusqu’à déborder du moule.

Même si le passage en phase de gel peut apparaître intéressant, il ne le sera pas en toutes circonstances.
Outre l’assombrissement de la couleur du savon, le changement de texture occasionné pourra affecter la tenue d’un marbrage complexe qui apparaîtra moins fin et précis. Pour vous donnez une idée de l’effet produit, il suffit de penser à un papier buvard…
On peut y ajouter également qu’une trop forte montée en température peut altérer la tenue de la substance parfumante en en provoquant son évaporation prématurée.
Il conviendra peut-être de l’éviter si votre formulation contient un source de sucre car une trop forte montée en température sera responsable d’un brunissement plus ou moins important du savon qui pourrait s’expliquer comme en cuisine soit par un phénomène de caramélisation soit par la réaction de Maillard. Et si à cela, on ajoute l’odeur pas toujours des plus agréables dégagée par ces savons lactés gélifiés, il y a probablement tout lieu de s’en abstenir.
Si vous êtes donc adeptes des savons opaques et mats aux teintes douces et pastel ou que votre formulation contient un catalyseur quelconque qui peut nuire à son esthétique, voici quelques conseils pour l’éviter.
1. Diminuez la température des corps gras et de la lessive de soude en n’oubliant pas de prendre en compte le point de fusion des corps gras utilisés sous peine de vous retrouvez avec une fausse trace.
2. Augmentez la concentration de la lessive de soude autant que possible en fonction de votre formulation.
3. Utilisez des moules plus petits ou individuels qui permettent une meilleure dispersion de la chaleur engendrée par la processus.
4. N’isolez pas votre moule et veillez bien à ce qu’il n’y ait pas d’entrave à la circulation de l’air pour que la chaleur puisse s’évacuer. Il peut être utile de le surélever pour en favoriser la déperdition de chaleur.
5. Placez-le dans une pièce fraîche, au frigo pendant 24 heures voire même au congélateur, ce qui pour but de ralentir le processus de saponification mais contrairement à ce qui est souvent dit ne le stoppera pas.
« To gel or not to gel », là est toute la question… De grands débats endiablés sur cette fameuse phase de gel animeront certainement encore longtemps les différents forums et groupes et comme pour bon nombre d’autres sujets, il n’y aura probablement jamais de consensus… « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas »… Et au final, faites comme bon vous semble…
Comme toujours, je reste disponible pour toute interrogation en suspens…
Bullez bien… Soyez prudents et prenez soin de vous…
Références :
(1) « To gel or not to gel », Dr Kevin M. Dunn
(2) « Time and temperature », Dr Kevin M. Dunn
(3) « Time and temperature », Dr Kevin M. Dunn